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NO Raccord

03/07/2018

Une saison à épisodes où se joue la question de l'atelier d'écriture et de l'écriture du lecteur comme ingrédient obligatoire. Si l'ombre des mots grossit trop vite, elle recouvre le livre et empêche lecture. Si l'ombre s'estompe, il n'y a plus de place à l'altérité, à l'aléatoire des rencontres d'une fiction partagée.

Saison 1 Episode 1 posté le 16/09/2018


C'est ici. Dans ce vallon, au bord de l'eau. Dans cette eau qui s'écoule. Dans l'estuaire du Mont Corchu. C'est ici que l'océan règne et lâche ses vapeurs.

La vallée creuse la roche jusqu'à s'engouffrer. Un va et vient enflamme le paysage. Parfois, le village laisse entrer la mer furieuse. Puis la roche s'enfante. Puis le temps s'impatiente.

C'est ici. Dans cet arrière fond de pays englué de croyances qu'il va falloir accoster. A croire que le temps s'arrête juste à l'endroit où la falaise tranche le paysage et passe d'un monde à l'autre. A croire que les secondes s'affaisseront au creux de la mer et du petit fleuve qui se jette.

C'est ici que tout a commencé... Mais les anciens sont morts. Ils ne pourront rien raconter. C'est au présent que le récit se construit. L'homme est capable, paraît-il, de combler les brèches qui le tiennent vivant.

C'est donc ici que tout commence. La mer est la présence et le reste grouille à sa surface comme mouches autour de la carne. Au fond du vallon le village dort. Les maisons alignées les unes auprès des autres se préservent le peu de chaleur de l'hiver. Les cheminées fument.

Les hommes se terrent dans leur minuscule petit monde entourés par les falaises qui découvrent leurs plaies, leurs viscères de craies. En amont le petit fleuve s'écoule. A croire qu'il a été suffisamment puissant pour trouer la pierre et imposer sa vallée au milieu du plateau calcaire.

Rien ne bouge ici, depuis des dizaines d'années. Les hommes ont construit leurs toits, leurs murs, leurs ponts, leur port.

Au fond du vallon, à la lisière de la mer, la brume s'installe et colmate les trous. Le village dort dans la paix du noir et de la mer. Sans remord, sans question.

Ce village est incertain. Il pourrait s'accrocher à des côtes normandes. Il ne se retrouve pas sur les cartes IGN ou sur les relevés de GPS. Nommé Le Corchu par les habitants, il n'est jamais inscrit sur un panneau signalétique. C'est un village reclus. Il entre par le trou du siècle dans son labyrinthe. Les hommes l'ont effacé de leur mémoire. Une porte barrée en ferme la sortie. Tyrannie du mur et meurtre du trou. Ici règne le secret, prisonnier de la pierre.

Il ne faut pas en parler. N'écoutez pas ce qu'on vous dit. Il n'y a pas de secret. Perdu dans la rivalité, le gouffre s'ouvrira et se refermera aussitôt. Méfiez-vous ! Ne cherchez pas ce qui se cache ou vous vous perdrez dans les mémoires vives.

Un livre parait-il naît aussi vite qu'il disparaît. Il broie les sphincters des trous noirs, expulse ses mondes puis se démolécularise après avoir engrossé l'atmosphère. L'univers y devient une fatalité tout de suite éventrée. Il s'effondre et ré-engloutit les sécrétions de pierres qui dégueulent par le biais, puis retournent innerver l'infini. C'est ce qu'on appelle la rivalité poétique du gouffre. Big-bang et anti Big-bang ne font qu'un et le monde s'engrosse.

Il nous faudra des plumes, de nombreuses plumes pour écrire ce livre. La mise en onde est une fantaisie de spécialistes. Mais l'évidence est morcelée. Et c'est de vie qu'il nous faut parler.

Tout le monde a son mot à dire. On a tous des poches de glaise dans nos rivières.

Le village dort dans la paix de son encre. Pourtant il fait nuit. Ici et maintenant. Partout ailleurs règne le monde des ondes soporifiques.

La mer brasse les galets dans une humeur de désordre. Le ciel se remplit de poignards d'étoiles filantes et crache sa bruine sur les toits luisants et glissants.

On ne sait pas ce qui va se passer. On sent le vent, le souffle. Le tout est de savoir quel trou de siècle, quelle zébrure, quelle pierre, les premières pages vont pouvoir déployer.

Un secret de meurtre éclate le soleil à travers la matière. Et toujours, le retour à l'origine, la possible disparition du tout. L'univers ne s'expanse plus, il advient et sécrète son feu.

Un collectif d'auteurs-lecteurs-découvreurs entreprend la création d'un livre dans la dilatation du temps.

Un balancement envahit les airs, une marche funambule : un homme veille sur la mer, il n'arrive pas à dormir.

  • Réveille-toi ! C'est quoi ce bruit ? C'est pas la foudre ?
  • Quel bruit ?
  • Enlève tes boules Quiès ! Il se passe des choses à La Féroce.
  • Félix, La Féroce est un tas de ruines.
  • Faut qu'on aille voir.
  • C'est pas la première fois qu'il y a un orage. Tu verras demain.
  • T'entends la mer ?
  • Ecoute Félix, tu fais ce que tu veux. Vas-y toi, si t'as besoin. Moi je dors.

Fanny replace le boule Quiès bien au fond de son oreille, quitte à entendre le battement de son cœur. Elle replace sa tête contre l'oreiller, et s'endort.

Comment dormir quand tout réveille ? Les gens auraient donc oublié ? La Féroce n'est pas une ruine, c'est un lieu-dit. Pire, c'est l'endroit des non-dits. Les villageois y ont caché leurs fous pendant des années. Des fous, trop fous pour accéder au village.

Il ne suffit pas de la pierraille et d'une maison ventée, il ne suffit pas de les mettre à l'écart pour que la vie continue.

Ce soir Félix cherche le sommeil. Et comme chaque veille de grande marée, il ne le trouve pas. Le roulis des vagues fait trop de bruit. La nuit se déchaîne, entraîne la brume, et se cogne contre la falaise. Le vent court par dessous les herbes dans un sifflement de colère, comme le ferait un revenant en retroussant sa chair.

Les villageois connaissent l'orage de bord de mer et les sifflements de l'air. Ils ont fermé leurs volets et se terrent.

Ce qui se passera cette nuit ne laissera pas indemne. Les marées ont laissé des traces dans l'histoire. Beaucoup savent, mais l'amnésie s'immisce dans les souvenirs. Les gens savent sans parler. Les gens se taisent.

La maison de Félix est au bout de la rue droite, derrière l'antenne relais. C'est la seule qui soit éclairée.

ATELIER D'ECRITURE n°1

Ce que tu ne sais pas, c'est que c'est toi, lecteur, qui va écrire ce livre. A toi de réveiller les possibles. A toi de le faire, sinon les clichés viendront nous bouffer de l'intérieur.

Seul on est peu. Les mots des autres sont chargés. Donc on se perd.  C'est là que se construit une lecture de contrebande, celle qui oblige à dénoncer l'auteur.

1) Lâche ce livre. Cherche autour de toi un bras de mer, un lac, une étendue de papier suffisamment large. Cherche-la partout, dans ta mémoire, dans tes photos, sur un journal. Cherche autour de toi, un lieu assez fou pour y voir l'horizon. Vas-y, prends ta voiture ou un train *.

2) Regarde ce trait droit entre l'eau et le ciel. Si tu cherches bien, tu vas pouvoir toucher l'eau avec tes pieds.

3) Et ensuite, prends ton stylo, reprends ton livre, et pille toutes les pages jusqu'à la page 8, prends, prends, prends des formules, des mots, des passages qui accrochent ton regard et écris-les sur une ligne qui partage ta feuille en deux.

4) Lorsque la ligne est pleine, occupe-toi du haut de ta feuille. Tu vas faire pousser les mots. Par association d'idées un mot en entraine un autre qui en entraine un autre, jusqu'au ciel, jusqu'en haut de ta feuille.

5) Lorsque le ciel est plein, tu vas t'occuper du bas de ta feuille. Les mots vont s'enfoncer dans le sol, de plus en plus profondément. Pour qu'ils s'enfoncent, tu vas chercher des mots qui ont des sonorités communes, des mots qui se cachent les uns dans les autres par les sons qu'ils transportent.

6) Avec toutes ces matériaux, écris. Ecris un texte en utilisant le plus de mots possible. Ne cherche pas à savoir ce que tu dois écrire, laisse les mots te guider, même dans des recoins inattendus. Ecris.



* Si tu n'as pas de voiture, un happement de rivière peut suffire.


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Saison 1 Episode 2 posté le 23/09/2018


Transition de phase

Félix regarde les recoins de la pièce. Fanny dort à côté de lui, enfermée dans la cohérence du cadre. Un souffle régulier rythme le mouvement de son thorax sous l'épaisseur des couvertures. Rien d'autre ne bouge, rien ne dérange la verticalité des murs. Félix repousse la couverture et se lève.

Ses muscles s'étirent. Tout le force à bouger, à se mouiller, à prendre les rafales de pluie froide en plein visage. Ce n'est pas rien. Le temps, temps de chien. Frileux. Frileux hasard qui ne ressemble à rien. Tiraillé par l'angoisse du flou, toute la pièce se lève en même temps que lui.

Félix nu, marche dans la rue, tenant sa peau par la main. Il avance... comme éventré par le vent. Silence. La rivière se vide sur son passage. Son corps, frêle pend dans la houle.

De la mer au fleuve, tout se distord et déborde. Les particules en cohésion accélèrent l'univers et s'éclipsent dans le silence qui passe de lent à fou. Alors qu'au fond du ciel, l'énergie se concentre en un point infini, sans espace. Quelques éléments commencent à passer d'une phase translucide et fluide à la compaction dense de la matière. De minuscules glissements irréels envahissent les maisons, les rues, et les lits.

Existe-t-il une histoire pour raconter l'étrangeté de ce passage ? Une genèse qui part du rien, du tout, du jamais vu ?

La légende prétend ce lieu neutre, culturellement vide de toute cohabitation d'âmes. Mais la légende est infinie. Elle déploie les objets dans un monde en constante accélération. C'est ce qu'on appelle l'univers. Personne ne peut savoir où ça va. Et combien de temps encore il nous faut pour désemboîter la réalité.

Pour le moment, l'ombre commence son avancée. Elle s'étend au-dessus du village et se mélange à la nuit. Elle prend la place grandissante que l'on prend quand on se met à écrire. Elle veille sur la nuit.

Mais il en faut des mots et de la naïveté aux mots pour que l'étrangeté prenne forme. C'est trop facile de s'en arrêter à l'orage et à ses sbires. Qui peut pousser Félix à sortir, à ce moment, en plein froid ? Qui serait assez fou ?

Dans la déliaison, l'ombre et le silence absorbent le temps. L'ombre est faite de castration de particules et ajoute des éventualités nouvelles, des accidents de structures défiant tout Big-bang et toute recherche du temps perdu. L'ombre sera la trame du récit.

ATELIER D'ECRITURE n°2

Lecteur, il n'y a que toi qui peut savoir. L'auteur n'a pas toutes les clés. Il se cogne à son vide. Toi, tu peux. Tu ne connais pas l'ombre, donc tu peux la décrire. Elle s'immisce dans les pages. Elle peut aussi sortir de ta feuille.

1) Prends ce texte que tu viens de lire.

2) Ecris tous les mots qui te heurtent, tous ceux qui t'énervent, ceux qui ne devraient pas être dans ce texte car ils n'ont rien à faire avec ce que tu veux lire. Si tu n'en trouves pas, écris tous les mots qui te troublent, qui t'arrêtent et pourraient te faire sourire. Quels qu'ils soient, écris ces mots sur un côté de ta feuille, en faisant une colonne.

3) Pour chaque mot trouvé, cherche son contraire. Ecris-le en regard comme pour narguer la page de l'autre côté de la feuille et forme une deuxième colonne.

4) Prise à rebrousse poil, l'ombre peut perturber le quotidien. Et c'est la perturbation qui intéresse le récit. Alors tire des traits entre les deux colonnes, puis sur les traits forme des phrases. Ecris avec le plus de mots possibles. Aligne tes phrases, même si tu trouves qu'elles ne veulent rien dire, qu'elle n'ont rien à voir avec ce texte, que Félix ne pourra rien en faire.

5) Te voilà en train de réveiller des morceaux d'envies. Tu débusque des possibles qui semblent ne rien vouloir dire. Tu poses des pierres à l'édifice. Tes phrases sont les maux de Félix, ceux qui entaillent et déterrent le récit. Voilà le texte n°1. Le pire peut arriver. Si tu écris, tout est possible.


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Saison 1 Episode 3 posté le 30/09/18


FEEDback

Félix marche à tâtons pour ne pas réveiller Fanny. Il connaît la chambre par cœur, il y a grandi. Il sait le bruit des lattes de parquet quand on y pose le pied et les pas à faire pour éviter les bruits. Il s'arrange avec ses pas, agrandit ses jambes, lance son pied dans le noir.


Une voix [1] s'immisce. Des mots partout. Des mots s'imposent, violents et criards, crachent des pensées, se cognent au cortex. La voix s'installe, rit en boucle, insupportable dans la tête de Félix, qui marche en tournant et tourne en marchant à la recherche d'un quelque chose qui lui fasse oublier cette voix.

Rien n'est jamais gagné. Mais une fois la libération du stylo entendue comme possible, rien ni personne ne peut empêcher l'émergence de cette langue dans ce grouillement qui devient.

La fenêtre s'écrase sous la pression du vent qui emporte les mats des bateaux arrimés au port. Dehors, la falaise craque et courbe le monde à l'horizon.

L'ombre surplombe les plages et tousse les vagues.[2]


Sans cri, sans violence, le glissement se fait. Une force dérègle le fleuve, les rivières et la mer. Elle s'expose, monte l'escalier qui surplombe la pièce.

Fanny dort paisiblement.

Félix voit, droit devant, l'ombre issue de tous les cerveaux lecteurs. Cette image multiforme aux dérives criardes.


[1]À retrouver sur https://ecrituregfen.org/wp-content/uploads/2018/04/01les_idees_saugrenues.mp3

[2]https://ecrituregfen.org/wp-content/uploads/2018/04/02de_quoi_payer_le_passeur.mp3

ATELIER D'ECRITURE N°3

C'est maintenant toi lecteur qui tient le cours des choses. C'est ton ombre, que Félix suivra. Celle qui l'amènera à la frontière. Tes images ont déjà une répercussion sur la substance de ce qui se passe, ici à la Corchu, village du bout du monde. Tu as osé écrire, tu es pris par le tourbillon des doutes et l'explosion des images qui s'éboulent sous tes pas.

1) Reprends le premier texte écrit dans l'atelier d'écriture n°1. Ce texte est plein de possibles. Mais pris dans un sens unique de lecture, les possibles se perdent et n'arrivent pas à émerger aux yeux du lecteur. Il faut le lire autrement, déranger le fil du temps : relis ton texte en partant de la fin, aligne les phrases et écoute ce qu'elles te disent.

2) Sur une feuille blanche, réécris l'ensemble du texte en partant par la fin. Une fois que tout est écrit, rajoute, enlève les morceaux de phrases déplie les idées engouffre-toi dans les brèches nouvelles pour donner une forme contraire à ton texte.

3) Insère ton texte dans le document partagé.



Saison 1 Episode 4 posté le 07/10/18


Cette nuit toute illusion d'optique s'éclipse. Le rapetissement de la nuit remonte jusqu'à la falaise. Cette nuit, l'épicentre de la crise ouvre des tranchées. L'inodore explore une camisole de chiffons noirs. La pluie effiloche la craie. Seul, contre la falaise, l'orage déroule une spirale acrobatique.

Félix met son manteau et son bonnet de laine. Il referme la porte derrière lui et tire droit sur le nord.

Il part[1]. La morve lui coule du nez et le rose du soleil remonte les pierres du mur. L'aurore se lève.

Au loin, des grappes humaines cherchent un chemin dans l'eau. Ils avancent doucement.




[1] L'émancipation naît d'une violence symbolique qui provoque un véritable état de crise. Se construit alors l'outillage intellectuel et émotionnel qui permet de faire face à la perte, comme on le peut. S'émanciper c'est trouver sa place dans le vide. Avant que la violence ne soit insupportable, c'est de sa mise en mot que nous avons besoin. Elle peut permettre de sortir de la sclérose ou de l'impossibilité de se mettre en mouvement. En tout cas elle le cherche. Les mots obligent à faire le saut suffisamment vertigineux pour sortir du sens unique et accueillir les multiples possibles qui s'agitent sous nos mots. Les affects de la polysémie créent alors la nécessité de mettre la pensée en mouvement et d'accepter de se voir sujet transformé par un vécu. Accepter la défaite du système connu, pour envisager l'émergence du sujet en recherche. La crise peut apparaître quelque soit l'intention de celui qui la déclenche. La crise peut être insurmontable pour l'instant.

Débat d'auteurs N°1

Le problème quand on est plusieurs à écrire, c'est qu'on n'est pas toujours d'accord sur ce qui va se passer après. Ca fait débat. Même quand on écrit seul, on se fait débat.

- Nora ! Non. C'est une vieille histoire. On va pas raconter ça ! Oublie !

- Si Nora peut nous aider. Il y a des souvenirs dans les mémoires du village et des gens de passage cherchent encore à la voir. C'est qu'il y a du vivant dans cette légende-là.

- On ne peut pas réveiller cette histoire. Nora doit se taire. Les fantômes n'ont pas leur place quand ils n'ont que du putride à nous souffler. Raconter l'histoire de Nora, c'est perdre le lecteur.

- Qu'est-ce que t'en sais toi des lecteurs. Maintenant qu'ils se mettent à écrire à la place de l'auteur. Raconte-la cette histoire. Si c'est pas pour le lecteur, fais-le pour Félix. Il est seul en ce moment. Paumé dans l'orage. C'est pas facile pour lui. Peut-être qu'il comprendra de quoi tu parles.

- Non ! Félix n'a pas besoin des rumeurs. Le village en a assez bavé avec la haine. Maintenant que des bateaux reviennent chercher refuge sur ses rivages, ce n'est pas le moment de plomber le monde avec l'histoire d'une femme qui n'a peut-être pas existé.


Saison 1 Episode 5 postéle 13/10/2018


Nora

La mer se fraie un chemin.

Au loin des marges, une forme accompagne la brume. Une silhouette de femme enflamme l'eau et remonte ses hanches à l'oblique. La brume monte, le temps recule. La femme marche, pupilles dilatées à l'horizon. Un son s'affale derrière ses pas.

C'est le tord du vent que de vouloir dévier les corps. Celui de Nora se déplie des eaux. Il n'y a rien à faire contre ça. La femme s'arc-boute contre l'orage.

Il faut la détester pour la suivre ou bien la désirer.

Ici rêve l'eau et dorment les errements. La brume remonte la côte et sent l'embrun jusque sous les paupières.

Félix la voit droit devant !

L'eau ruisselle sur la surface de sa peau, s'infiltre dans les poches de vide qui rongent son épiderme. Son corps courbe la pluie à chaque gonflement et se cogne à la mer.

Ses pas font trembler la Terre.

Nora est toute puissante. Nora est l'air et le vent, et la puissance du vent qui siffle dans son ventre.

Félix n'a plus le choix. C'est étonnant. Brusquement, la force de l'homme en marche. Un morceau d'espoir sèche ses yeux et virevolte au-dessus de l'eau.

Nora !

Le voilà sorti de la brume. Il part en courant. Un grand vacarme explose le soir entre l'espoir et le livre. Une vérité possible, exigeante et vivante.

Félix connaît les trains, il connaît les avions. Et le voilà qui grave ses mythes, et ses escapades dans les rues du village.

Il part dans l'ombre de Nora, se lance dans le vide, grandi par la falaise, les fantasmes de falaise, les visions de Terre coupée. Il se lance dans la violence des vagues qui se jettent, espérant caresser une part de cruauté obligatoire, la robe de Nora.

Un crayon s'enfonce dans la page.

Le trou formé par la pointe de graffite défigure le livre. Spirale indélébile.

La description de Nora s'engouffre dans le trou des mots et fait disparaître la femme, laissant derrière elle, une brume noire grandissante et sauvage.

Tout cela n'est peut-être qu'un cri. Pourtant, Félix est bien réel, nu, dans les rues, les bras tirés vers le ciel à tenter d'attraper la brume qui s'enfuit.

Félix marche au hasard du village, suit le noir de la nuit qui s'évapore.

L'ombre est là. Elle n'a pas vraiment de forme. Elle est regroupement de particules sombres qui avancent sans faire de bruit en direction de la mer[1]. L'ombre remonte le sentier qui mène à La Féroce.

Un animal crie à la lune blanche.




[1]Les accidents de la vie ne provoquent pas toujours un débordement de particules. Mais ils peuvent les déstabiliser. Les douleurs tombent dans l'infini, dans l'état second d'une transition de phase.

Bien souvent la ligne tracée par l'espoir n'est que prothèse de verbe. Accélérateur de doutes, le lieu n'est pas neutre. Il amplifie.

Revenir à la norme, reprendre la maîtrise, serait la transition ultime. Mais c'est sans compter sur les rebonds d'angoisses, dont souvent l'historique et l'ellipse sont un déclencheur multiforme.

L'enjeu est dans le saut. Faire surface sans souffrir. La normalisation est condition de cohérence. Pourtant, les accidents de structure se déploient telle une contagion. Le récit prend vie d'une manière suffisamment exponentielle pour que puisse être proclamé le point de non-retour.

La chose semble avoir des attentions. Elle a l'air d'attendre Félix. Puis, quand les pas de l'homme se rapprochent, elle prend de la vitesse, enjambe un arbre, une rivière.

Ses ailes s'allongent au fur et à mesure qu'elle avance, elle s'élève si haut qu'il n'est presque plus possible de la voir, puis redescend doucement et attend.

Félix souffle dans l'air froid, cherche à l'atteindre. Il voudrait s'envoler aussi. Il voudrait la toucher. Mais il marche sur le sol de craie noire.

C'est si long d'exhumer son histoire, puis de semer sans trembler, sans inverser le sens de ce qui pousse dans l'impossible des souvenirs larvés.

Elle n'existe peut-être pas cette ombre, et pourtant elle s'invente, capable de voler, puis de rebrousser chemin, captive de l'air et du rétrécissement de l'air.

D'un coup le monde se tait.

Les bêtes du village hurlent à la mort, comme avant chaque raz de marée. Elles hurlent à en perdre la voix. Faut-il les siffler pour les faire rentrer ?

Tout cela n'est peut-être que délire. Souvent, les livres se réjouissent de la folie. Les chants des sirènes y couchent leurs désespoirs en forme de poésie sonore, ouverte à tous les dégoûts, à tous les dégâts empalés de la vie. Comment une ombre pourrait-elle ?


La Terre se moque des sifflements, elle se moque des coups de vent. Même morts, les arbres continuent leur danse. L'ombre se redresse, déchire les montagnes et les phrases sans bouger puis s'épaissit. Elle fixe le sommet, regarde la plaine. [2]

ATELIER d'ECRITURE n°4

Il lui suffirait de suivre sa route, de rester à l'infini, de déverser les sornettes qui nous font écrire et écrire encore. Il suffirait de ne pas prendre au sérieux les violences. Même si ton texte, le premier que tu as écrit reste en suspend, reprends-le.

  1. Tiens-le bien fermement dans tes deux mains, devant-toi, bras tendus. D'un mouvement violent ou tout doucement, déchire-le en deux. Vas-y déconstruis cette surface de papier. Mets-y du vide.

  2. Sépare les deux morceaux, de manière à les garder dans ton champ de vision.

  3. Pose ces deux morceaux sur une autre feuille de papier, laisse une grande place blanche au milieu.

  4. Ecris sur cette surface blanche, rejoint les lignes avec d'autres mots. Va jusqu'au bout de la feuille. Et lis à haute voix ce que tu viens de produire. Ces nouvelles phrases seront ce qui nous aidera à y voir plus clair. Il nous faut désépaissir le flou.

Ce sera le texte n°4


Saison 1 Episode 6 posté le 22/10/2018


Retour au monde vivant n°1

Résumé des épisodes précédents

Ecriture collaborative !


Saison 1 Episode 7 posté le 26/10/2018


Félix siffle le vent.

L'ombre s'éclaire, arrête son mouvement. S'approchant elle laisse paraître les particules qui la constituent, des milliers de milliards de petits rectangles virevoltant dans les airs... Des aventures de pixels irréels ?

Félix approche son regard et voit les feuilles, le monceau de feuilles qui fait tornade et construit l'ombre devant le soleil.

Des phrases, des centaines de phrases sont lancées comme des comètes. Des phrases écrites dans les blancs du récit. Des phrases de grands sauts dans le vide. Des résonances de lecteur qui déroutent les clichés en tordant les intrigues trop attendues.

L'ombre est réalité et décuple ses forces à chaque rebond de mythe pétri. L'auteur n'a pas d'argument pour lutter. Il ne peut rivaliser contre la capacité inventive de ceux qui le lisent. Il se laisse prendre, se rebiffe, se lance dans le torrent, saute sur les rebonds du courant. Une bourrasque déclenche le demi-tour du vent. L'ombre rebrousse son chemin, s'enfuit dans les gouttes et les méandres, dans le froid et les chutes.

Le calme revient et découvre la silhouette de Nora, plus vraie qu'avant.

« A vous terriens, habitants de ce terroir[1],

Dans le bois grinçant, la caravane dérive : manège d'hommes nus et de beautés indociles, incarnations de riens en transhumance. Parfois ils se prennent à chalouper dans les vents sur les surfaces du monde.

Dans la délimitation ronde de leur théâtre, ces hommes sont la reconstruction du déracinement. C'est pour ça qu'ils regardent passer les marées.

Il vous faut savoir messieurs les terriens, que les erreurs de guerre déglutissent la nuit alors que dans le noir passent les trains et les bateaux. Partir oppresse. Dans son danger l'occident affame le présent.

Vous les voyez se cogner contre l'aube bâillonnée qui crie au vent ? La laideur du temps rend encore plus cruel le violent parti-pris des choses. C'est pour ça qu'il faut rire du présent, rire de l'ombre et des désastres salés, rire du firmament et des nausées pâles. Dans le temps qui perce, il n'y a rien d'autre...

Que la guerre qui déglutit ses affamés. L'évidence est un piège de l'aube. Demain s'excuse déjà de la fuite. Il fera noir. »

Félix la voit maintenant.

A pas lents, elle avance sur le sentier. Le vent gifle. Elle pose ses pas et manque de tomber. Le chemin longe la falaise dans un hurlement de terre. La date est gravée. Dehors le trou noir aboie. Il fait froid.

Depuis le temps qu'il cherche, Félix voit l'éclatement du ventre. Le monde saigne et l'impossible suinte.

Les nuages amassent leur pécule de petit peu. La terre éternue l'orage, droit devant. Des bouffées de vent ricochent sur la falaise qui n'en finit pas de couiner. Les vagues crachées à l'horizon rongent le tranchant de pierre. La mer ne peut plus se taire.

Félix court dans le carnage des vagues, dans la grosseur de ce ventre qui ne demande qu'à naître.

Nora ! C'est l'insupportable marge. Impossible à aimer sauf à aimer l'impossible. Morceau de chair à vif venue d'ailleurs. C'est l'empêchement à penser droit. C'est celle qui détricote la langue pour entendre la violence de la vague qui s'écrase, qui submerge tout. Son pas n'a pas de frontière.

Félix crie là où la lune pique l'os. Il ose. Il sait se recroqueviller jusqu'à la douleur dans le monde et les mots. Félix la regarde s'asseoir, en plein bang du retournement du sens.

Une silhouette d'homme avance dans le noir. Il semble crier mais le vent emporte sa voix. La silhouette cherche en criant. Il se dirige au bruit de la mer qui se cogne de plus en plus violemment contre la falaise.

C'est bien ici, sur cette falaise noire, qu'il va falloir lui dire.

L'homme a le pouvoir de l'étranger. Il peut tout réinventer.

L'homme crie. Mais le tonnerre résonne dans le noir. L'éclair déchire l'espace en deux moitiés, deux réels que l'air ne peut rejoindre. Ici se dresse une fissure du ciel. Il faut prévenir le monde. Le combat traversera les siècles.

Félix est tout près. Il peut sentir son souffle et ses veines. Il l'entoure de ses bras, veut la protéger du feu qui consume, du noir des yeux qui s'écrase et s'écroule. Les pupilles de Nora restent infernales, infiniment noires.

Une étoile éclate en silence, expédiant son étrangeté tout au fond de l'amer.


Débat d'auteurs n°2

  • Maintenant que Nora est plantée dans le décor, faudra gérer les ombres. Il y en a plein qui attendent derrière la frontière. Toutes celles que les autres lecteurs ont écrites dans leur texte n°1.
  • T'inquiète pas. Tout le monde s'y retrouvera. Les lecteurs trouveront de quoi raccrocher leurs histoires. Ils savent sûrement ce qui trouble Félix. Ils foulent la même terre de leurs pieds. La même chair les fait avancer.

- J'en doute !

  • Mais si ! Les morts ont le pouvoir de diriger. Rien n'est impossible pour la femme en noir.
  • Mais alors ces présences dans la mer. Et les bateaux qui s'échouent. Qu'est-ce qu'il faut en penser. On ne les a pas rêvés. On ne peut pas les laisser comme ça en suspens.
  • Et bien si. Ils sont là, mais loin, en arrière-plan pour le moment. Imagine-les franchement loin, et très lents. Ils avanceront certainement. Au point culminant.

Au fond de l'eau un phare clignote. Il avance ses grands bras de photons, ferme et referme la nuit sans comprendre ce qu'il éclaire. Par intermittence une barque. Éclair. Et laisse passer la peur. Éclair. La barque ne s'avance pas. Éclair. Elle est immobile. Éclair. C'est fatigant, les frontières. Éclair. Tout est lié.

Au fond de la barque croupissent des petits morceaux de riens que personne ne prend au sérieux. Le navire chavire. Au fond des riens. Comme impassibles.

La grande histoire pourrait tomber dans des débats hystériques. Pourtant, la barque prend l'aventure à l'invisible. Elle récupère les géographies anciennes, dans ses migrations, dans ses trêves. Elle trébuche sur le ciel.

Un cri récupère la forêt, s'écrase dans les branches et réveille le corps de l'enfant de la falaise.

Qui est l'enfant de la falaise ?

Chacun sait qu'il habite au village. Né ici par hasard ou venu de la mer. Peut-être qu'il vit de la pêche ? Cet enfant doit être grand maintenant.

Il a forgé la légende du Mont Corchu[2]. Là où en est le récit, il est possible que cette légende n'ait pas encore existé, cela dépendra de la teneur du texte 3. La légende est peut-être en instance d'invention dans la tête d'un lecteur.

Sachons quand même qu'il y a sur l'ombre noire une métaphore explicative. Dans les pages qui suivent nous n'aurons que des morceaux sans liens. Des œuvres orales abandonnées aux vents, revenues dans nos oreilles avec les déformations induites par les conteurs.

Il y avait une verrue au bord de la mer, une montagne de peau qui prenait ses racines au creux de la terre. Beaucoup ignoraient jusqu'où elle plongeait, à quelle profondeur elle s'ancrait. Toute sa surface n'était qu'épiderme. La verrue imposée au paysage était devenue familière. Elle avait fini par se fossiliser. Verrue de pierre maintenant, elle eut des instants de gloire qui lui permirent de rentrer dans la légende. C'est d'une naissance dont je parle, la naissance d'une montagne. [...]

Un jour, marchand au bord de la verrue, une femme est morte. Cette femme, n'était pas n'importe quelle femme. Une femme insoumise, fragile. Paraît-il qu'elle faisait partie des riens, de ces gens qui viennent par la mer et s'accrochent à la falaise. Elle a, un jour, décidé d'épuiser ses trop-pleins, ses échos de destruction. C'est elle qui un jour s'est transformée en ombre. [...]

Elle disait qu'en domptant le vent, elle pourrait passer par derrière la verrue de peau et découvrir le silence de la guerre, que parait-il nous faisons quand nous nous taisons. [...]

La femme a glissé de sa verrue de peau et le visage calciné, elle a refermé son châle. Certain parleront d'un fantôme, mais c'est d'une ombre dont on parle. Celle qui recouvre la moitié de la Terre quand il fait jour de l'autre côté. [...]


[1] Une feuille tombée de la tornade.

[2] Corchu : nom donné à la montagne qui surplombe la vallée, poussée en une nuit dans les légendes anciennes. Thèse confirmée par George Gurdof, géologue natif du village.

Regardez les blancs qui œuvrent. Déjà, vous écrivez. Vous écrivez les ponts entre vos propres falaises, celles de vos enfants, et des orages destructeurs. Déjà le vent vous caresse les cheveux. Les angles s'arrondissent sous vos doigts et les murs de votre chambre se désépaississent.


Saison 1 épisode 8 posté le 04/11/2018


L'eau est la seule substance qui nous englobe si parfaitement, entoure les peaux, les muqueuses. L'eau relie la chair à l'air qui nous respire. Si elle glisse sur notre peau, c'est pour nous boire par les vides.

Le Mont Corchu en a fait les frais. Ce Mont était avant une verrue[1] de peau posée sur la terre : La Verrue du Mont Corchu.

La pluie a fait son œuvre orage après orage. L'eau s'est glissée dans les replis de peau, par ses échanges avec l'air, les tensions et les rumeurs se sont cristallisées. Les vides de la chair ont fait le plein minéral et la pierre a commencé à remplacer la muqueuse.

Le Mont Corchu est né en une nuit, les racines bien ancrées dans les profondeurs de la Terre. Ce Mont délimite maintenant la frontière avec l'ailleurs qui est en guerre. A travers son relief passe une ligne imaginaire discontinue et séparatrice appelée frontière. C'est sur elle que les hommes ont planté des barbelés.

Des hommes fuient la frontière. D'autres cherchent à la traverser. Ce sont ces mouvements migratoires qui produisent ces étrangetés sur la mer. Les barques vont et viennent sans logique apparente, hormis celle de se cacher. Certaines doivent accoster. Ce que deviennent les riens qui hantent les barques, peu le savent.

Les migrations ne datent pas d'hier. Certains hommes ont dû se mélanger à la population. Il y a sûrement eu des infiltrations. Sinon, nous ne serions pas là pour en parler. Toujours est-il que beaucoup ont été rejetés à l'eau ou renvoyés aux bans du village, à la Féroce ou ailleurs.

Peut-être que certains ont pu trouver refuge dans un des renflements du Mont Corchu[2]. Peut-être sont-ils morts de faim. Peut-être ont-ils participé à la minéralisation de la verrue. Dans ce cas ils doivent se retrouver fossilisés quelque part dans les entrailles du Mont. Il faudrait en sonder les cavités.

Quoi qu'il en soit, sans cette frontière avec l'ailleurs, on n'aurait jamais eu de légende à raconter à nos enfants. Ces hommes et ces femmes font partie du paysage depuis des millénaires. Ils sont les insupportables réalités qui dérangent notre quotidien. Ils sont l'intrusion du réel dans le symbolique. Ils sont notre imaginaire.





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Pourtant, de l'autre côté, ce n'est pas vraiment un pays. Encore une fois, il n'est marqué sur aucune carte. Ce n'est pas là-bas, ni ailleurs, ni ici. C'est l'anti de tout ça. Pour plus de clarté, on appellera ce pays l'Italique.


[1] Les verrues vont et viennent au gré du stress ou des angoisses. Le plus souvent, elles sont rondes et rugueuses, en forme de dôme. Les verrues calcaires sont parfois très douloureuses et peuvent provoquer une déformation ou un décollement de terrain.

[2] Le mont Corchu est un cas clinique spécifique. George Gurdof a été le seul géologue à s'attacher à sa description en 1950 : « Cet ensemble géologique a pu atteindre un millier de mètres à une époque. Il n'est maintenant haut de quelques centaines de mètres formant ainsi une colline. Édifice complexe construit par une succession d'irruptions cutanées et qui, dans la même période, a été partiellement démoli par des phénomènes d'explosion, d'érosion et d'effondrement, il présente des structures superposées et emboîtées. Ce Mont peut être pris pour un « volcan rouge », mais l'analyse minérale de ses constituants réfute rapidement cette hypothèse par trop superficielle et approximative. De l'ADN de peau est sensiblement fossilisé dans les interstices profonds, le reste de la matière laisse à entendre qu'une souche de verrue a vu le jour et s'est ancrée en profondeur. »

Atelier d'improvisation

1) Dans tous les textes que tu as écrits depuis le début, choisis-en un, celui qui t'accroche le plus, celui que tu veux défendre.

2) Déchire-le en deux dans le sens de la hauteur.

3) Tiens un morceau dans chaque main. Garde un espace entre tes deux morceaux.

4) Cherche ton lieu, celui où tu vas improviser. Cherche le suffisamment pour que les gens s'impatientent. Car le lieu d'où tu improviseras deviendra un lieu vivant et sans borne. Il sera ce lieu qui nous prouve que tu existes.

5) Prends ton souffle, prends tes mots et lance-toi. Au début ça fait peur, mais lance-toi dans l'improvisation. Accroche-toi à des morceaux de phrases, transforme-en d'autres, réécris ce qui s'étale sous tes yeux et agite-le, pour qu'il te dérange, te surprenne. Dis le pire, dénonce. C'est dans le pire que c'est dense. C'est ton texte. C'est notre combat. Plus personne ne peut nous nier. Lecteur, maintenant que tu écris, tout existe.

Improvise.
Les gens devant toi sont suffisamment vivants pour voir qu'il se passe des choses surprenantes. Ton histoire participe à celle des barques qui coulent au large de la plage.


Saison 1 épisode 9 et 10 posté le 18/11/18


Le corps d'une femme a été retrouvé sur la falaise. Tout porte à croire qu'elle venait d'accoucher. Du sang, un placenta jonchaient la pierre. C'est un passant qui a retrouvé le corps, celui qu'on surnomme l'homme à la canne. Il est venu faire sa déclaration tôt le matin au poste de gendarmerie. La femme n'a pas été identifiée.

Madame Michelaude, gérante de la maison de retraite confirme que plusieurs de ses pensionnaires ont cité le prénom de Nora en entendant parler de ce fait divers. Nora est un nom, avant tout attaché à une légende locale. Une fois nommée, la terreur s'est lue sur les visages du pensionnat. « Il faut tout de suite faire taire la rumeur. Ne recommençons pas les mêmes erreurs. » nous dit monsieur le maire. Dimanche un office accompagnera l'âme de cette pauvre femme.

Les flots démontent la côte. La pluie gifle la falaise qui se dresse face à la puissance d'une goutte. Son travail de sape incruste la craie, tandis que le non-dit de la pierre remonte le ciel et renvoie le cri des mouettes.

Allongée sur une pierre en haut de la falaise, Nora pleure. Dans son ventre, la chaleur conduit l'effort invisible.

Félix frémit. Les yeux fermés, il entend le surgissement de la nuit. Un cri éclate. Un déchirement de placenta. Un enfant entre deux éclairs.

Il faut savoir qu'avec les nouvelles intrusions des textes de l'Italique, les lois de propagation des phrases changent. La matière organique vivante se raréfiant, le monde se transmute, tentant la survie. C'est ainsi que les mots réagissent. Ils mettent du temps, aiguisent leurs fréquences en visée exponentielle... pour ne pas mourir.

Nora voit l'enfant, examine ses membres, regarde sans s'émouvoir, son interdit poussé à terme. Le nouveau-né essore ses tissus, délivre ses poumons. Elle n'est plus seule.

Vu de l'espace, chaque craquement de branche fait clignoter la partie visible de la Terre. Un surcroît d'énergie se libère dans l'espace. Et chaque petit cadavre, que ce soit celui d'un homme ou celui d'un oiseau, provoque un trou noir, lui aussi exponentiel.

Nora a juste le temps de voir la foudre s'abattre. Les mains posées sur ses oreilles, elle ferme les yeux, et s'évanouit. L'eau ruisselle par petites vagues. Le vent ramène des odeurs de soufre.

La partie visible de la planète propage des clignotements sidérants. Des contractions peuvent se repérer sur la surface des océans. Un friselis de vaguelettes condense une cellule rythmique répétée à l'infinie (dans le plus grand mépris du frottement de l'air).

Mais l'enfant s'étouffe. Une sphère d'air mutilée. Il hoquette, bleuit. Le manque d'air attaque. Furie ! L'ombre écarlate du fils vrille, file la chair. Le vent se tait.

Personne ici, n'annonce la fin du monde. L'étrangeté est une fin en soi. Le monde est un courant d'air. Il n'y a qu'à le regarder de près. Qui sait combien d'oiseaux sont morts en recevant sur le crâne, un obus de la taille d'un poing ? Combien d'animaux se sont laissés prendre par le vent ?

Nora s'extirpe du trauma, tire sa main des nuages et tape le dos de son fils qui respire maintenant.








Puis tout disparaît d'un seul trait.

Félix est seul devant la mer, longue et large à l'horizon, imbibée d'ombres et de nombrils.

Des milliers de barques s'avancent vers les côtes. Invisibles quelques minutes plutôt, elles sont plus réelles que la mer et remontent les courants. Des hommes, partout des hommes et des femmes, les manches retroussées sur des rames de fortune. De l'autre côté, le pays est en guerre.

Peut-on traverser les barbelés ? Depuis le temps que les hommes se taisent ? La guerre agonise. Le conflit sévit à quelques kilomètres de câbles, tue des familles entières. Mais la conflagration ne touche le village que par ses lueurs lointaines et laisse les morts gronder dans les coulisses du récit. Souvent le soir, on entend des rafales de mitraillettes.

Il suffirait de pas grand-chose pour que Félix déplie l'échine, qu'il se relève, transperce la pierre et atteigne sa déchirure, son cratère de chair. Il suffirait d'une seule et bonne raison pour poser le pied, pour s'agripper au vide. Pour oser l'écrire et caresser l'autre, là où le pire le peut. Pour enfoncer le poing dans la masse calcaire qui se lève, écorcher un pas, dénouer la peur prise au piège. Pour défier ceux qui traversent la ligne du sens sans crier, sans se perdre dans l'enfouissement des mots pris par le haut.

Pour déborder du presque.

Félix part de son village. Il s'en va de l'autre côté des rivières. Là où le chaud décharne le froid. Rempli d'escarbilles, il court loin de ceux qui ont peur du poème, peur du tourbillon du verbe, peur du désir, peur de leur ombre.

D'aucun aurait voulu l'empêcher de franchir la limite, la grande ligne de barbelés. Mais Félix déroge à la règle. Il traverse la rivière, marche et court entre ses jambes, déraisonne un mouvement de hanche prisonnière. Puis d'un coup de tonnerre, il tourne les talons à la jointure du ciel, se laisse porter, avance de nuage en nuage dans la paume du vent.

Les mitraillettes mitraillent. On entend chanter le sang.

Félix flotte dans les tourmentes, les circonvolutions d'espace, dans la délivrance du tôt matin. Le soleil pointe au-dessus de son bonnet de laine. Il ne sait pas, s'écarte d'un coup de bras, dévie les phrases qui crèvent le ciel. Sans bruit, il ajuste son essor sans autre allié que la pluie. Il va droit devant. Espérant s'oublier quelque part dans le repli du ciel, dans les pas subversifs des idées, au-delà des mensonges.

Félix flotte.

L'ombre se rétracte. Ses mains s'agrippent à la limite du son sourd, dans un souffle vertical, dans le froid qui mord les yeux et les lèvres.

La prévision météo stellaire de l'écho du matin a fait réagir monsieur le maire, qui l'a tout de suite censurée pour éviter des mouvements désordonnés de la population. Donc chacun n'a pas su. Ce qui n'a pas empêché les gens de continuer.

Samedi matin, trois départements seront placés en vigilance orange pour vents violents. À partir de ce samedi 6 février et surtout lundi 8, sous l'influence de dépressions très creuses sur le proche Atlantique, le temps deviendra très agité sur la France. Un nœud de contrepression, visible par satellite s'épanchera sur la zone côtière. Tout se renversera. Le vent et le torrent déformeront tout.

De ce côté de la frontière, le sol tremblera, s'enflammera. La mer se lèvera de la côte et froissera la roche. Des morceaux de terre gondolée se déroberont. Il fera froid, inexplicablement froid. Et cela pourra bien durer toute la semaine.

Par ailleurs, la tempête du lundi 8 et du mardi 9 février soufflera alors que les coefficients de marée grimperont fortement (110 lundi soir). Un risque « vagues-submersion » pourrait bien concerner une bonne partie du littoral.

Au-delà du climat de guerre qui fait rage dans ces contrées, nous pourrons rencontrer, tard dans la nuit, un ciel charriant des vents d'os. Spectaculaire. Vous ne pourrez plus vous déplacer sur les chemins. Le risque d'éboulement de terrain vous en empêchera.

Si vous restez dehors, vous pourrez entendre des détonations sourdes. Si un cri d'oiseau interfère et empêche le cri humain de s'étendre, ce sera le signe que l'étoile s'éteint, puis s'allume et s'éteint encore. La perturbation prendra ses racines au-delà de la couche atmosphérique.

Cette déformation du temps peut être la preuve que l'univers glisse d'un monde à l'autre. Mais de cela nous ne détenons encore aucune preuve scientifique valable.

Devant la censure s'est constitué un complexe de recherche autogéré du sud-ouest de la France dont le rapport d'expertise s'est vu effacé par tous les moteurs de recherche. La bataille fut rude pour les chercheurs concernés. Ils envoyèrent des courriers papiers et furent radiés sans préavis. Mais de cela, Monsieur le Maire n'a pas été alerté. N'ayant rien compris à ce qui était écrit, il décida de ne pas censurer le papier reçu. Il le morcela pour le rendre selon lui, plus accessible à tout public. Ceci sera une première erreur notable de sa part.

[...] Rien n'est tout à fait vrai. Si tout tient dans l'infiniment petit, si toutes les tensions tiennent la matière dans un état qui semble stable, ce n'est pas pour autant que le monde est immuable. La matière est juxtaposition de chaos. L'infiniment petit est mouvement permanent. L'antifiction émanant de l'Italique commence à prendre des proportions que nous pouvons maintenant modéliser, grâce à la puissance de nos nouvelles technologies. Les écrits produisent des milliards d'explosions d'une puissance égale à celle du soleil et tendent maintenant à maintenir la cohésion du tout. Tout est donc possible. [..;]

Dans cette nouvelle dimension, quand l'antifiction et la fiction entrent en contact, elles peuvent s'annihiler. Elles se transforment alors en énergie. Cette réaction donne un sens imprévu à la vie, c'est l'explosion. La pertinence d'une telle découverte peut se ressentir quand un écriveur fait le vide sur l'expérience d'écriture. Il lui faut alors découvrir l'anti des bribes de sens portées par les mots. Et ce dans ses dimensions les plus réduites. Cette expérience partagée s'approche alors de l'antifiction par les tourbillons qu'elle provoque. [:-)]

[...] Dans un premier temps, et ce dans le but d'ancrer notre expérience sur un terrain d'investigation délimité, nous avons pu remarquer après analyses que les émanations du Mont Corchu ne sont pas de l'absence de lumière. Elles sont de la lumière mais vue par le vide. Nous poserons donc une hypothèse première qui tendra toute notre étude : l'antifiction est au-delà de notre champ de vision. Une toute petite partie de l'Univers est visible. De surcroît, plus on regarde loin, plus on voit dans le passé. L'antifiction se trouve au-delà de cet « horizon » visible. [:(]

Le Mont Corchu serait cette limite du visible. L'Italique en serait une émanation. Dans ce cas, les transformations issues de ses inducteurs d'écriture seraient à jamais irrémédiables dans l'engagement des sujets. Si cette hypothèse est validée, de nouveaux horizons de monde et de transformation du monde vont s'ouvrir à nos yeux. Mais il faut garder en tête, que le vrai danger en sera l'annihilation.

[:()] La deuxième hypothèse posée est l'existence d'une asymétrie entre le réel et la fiction. Cette asymétrie serait à l'origine de la présence d'antifiction dans l'Univers. En effet, supposons que le réel et la fiction soient parfaitement symétriques, étant en quantités égales après le Big-bang, toute antifiction serait annihilée.

L'existence d'un certain personnage répondant au nom de Nora montre qu'il reste pourtant encore beaucoup d'antifiction dans notre monde réel. Il n'y a donc pas de symétrie complète.

Félix suit le chemin qui surplombe la falaise, monte par le mont Corchu, dans les mamelons du monde. Depuis que la guerre fait front, aucun villageois ne prend ce sentier : la peur de traverser les lignes, de passer les barbelés de la frontière. Félix se lance, longe la falaise, fait dos à l'orage, survole le sentier des bois, rentre par la brèche et se rapproche de la frontière.

Il se dirige vers l'autre côté de la vie, le bord de la limite de ce qui rend vivant. Son vol aurait-il à voir avec l'anti-vie, le rebroussement du temps.

C'est alors que la pluie rassure, touche le corps, redessine les contours en le mouillant. Elle fait sentir la limite entre le dedans et le dehors. La pluie permet de toucher le monde qui palpite à l'intérieur de la peau. La pluie et le vent sont parfois les seuls à pouvoir prouver que nous sommes vivants. Ils caressent gratuitement, sans prévenir.

Il pleut. L'eau traverse la laine du bonnet, touche les cheveux chauds, la chaleur des neurones. Dans la déroute, la pluie s'arque-boute, laisse une trace sombre sur le visage. L'eau se joue du plaisir, se range en spirale, infiltre des mots qui sentent le désir.

Félix est-il perdu ?

Atelier d'écriture n°6

Lecteur ! Félix déborde aussi fiévreusement que toi. A la différence que lui n'est pas sûr de revenir indemne de son voyage. A chacun ses guerres, diras-tu. Alors toi, cherche la tienne. Ferme les yeux. Prends une explosion, la première qui te vient. Même si tu ne veux pas, même si tu la refuses. Pense que cette destruction va te suivre jusqu'au bout, jusqu'à la crête des arbres. Un mot, un seul mot perturbe. Cherche-le. S'il n'y en a pas invente-le. Trouve un mot qui anéantira le récit.

1 ) Ecris-le sur une feuille.

2) Froisse cette feuille.

3) Mets-là tout au fond de ta poche.

Ce mot que tu as écris, tu ne le retrouveras peut-être jamais, ou peut-être qu'il cristallisera tous tes textes. Il sera l'origine, la raison du commencement du tout.

La seule consigne valable, c'est toi qui va l'inventer.

Maintenant que tu as trouvé un commencement, oublie-le. Le corps à corps avec cette matière pensante et surgissante te fera déglutir. Si tu l'oublies, ce mot t'expulsera en Italique. C'est le début de l'anti-mot. L'invisible te bordera. Tu le liras, le relieras en lui appliquant des formules inavouables dans la réalité. Tu feras naître des métaphores, des métonymies, et autres déformations de la langue.

Félix n'est pas seul. Il t'a, toi, ton imaginaire et ta fragilité. Félix ne peut plus mourir, il commence tout juste à voler.


Saison 1 épisode 11 posté le 01/12/18


Des barques accostées sont recouvertes de branchages. Les hommes, par centaines recroquevillés sur leurs corps, glissent dans les embarcadères du port de Corchu. Nombreux et presque nus, leurs chemins convergent vers le ponton nord. Un énorme conteneur attend au bout du quai. Seul arrivage depuis des mois dans ce port qui vit plus de la pêche que du commerce, le conteneur semble les attendre.

Le plus grand et le plus fort des hommes récupère un pied de biche et force la porte. Des centaines, des milliers de livres sont entassés, empilés dans des cartons. Tous les mêmes livres avec le même titre, No Raccord. Des dizaines de milliers de livres qui devraient passer inaperçus. Les hommes de rien les attrapent et plongent au fin fond du début du livre.

Nora est une légende invariable. Elle a mille fois traversé les continents. Mais mieux vaut ne pas réveiller les esprits, ne pas relever les petits dérangements que peuvent faire les étrangers.

Dans leurs transhumances, les riens ont charrié assez de déchirures pour écrire dessus. Voilà qu'ils s'emparent de la page blanche, se repassent un morceau de charbon et se mettent à écrire avec leur sang. Tous écrivent. Tous ont des mots au-delà de rien. Tous ont la liste de ce qu'ils ont laissé chez eux, cette absence, ce trou, ce manque qui les travaille. Tous ont des raisons d'exister quelque part.

En Italique, le poème ne s'explique pas, ou alors c'est lui-même. C'est peut-être dans la folie qu'on peut trouver la force de détruire les fictions. Il est alors possible de raconter l'éclatement du temps et les peurs devant ce qui est peut-être mort.

Les mains pleines de déchirures, les hommes jettent leurs feuilles dans le vent. Au lieu de retomber sur le sol, les écrits prennent le temps, ils s'organisent, s'ouvrent aux variations climatiques et s'envolent en tourbillons au-dessus de la vallée. Des dizaines, des centaines, des milliers d'écrits s'entourbillonnent dans les entrailles de l'orage.

Un neutron se perd, là où la guerre éclate, dans les pointes d'ogive et de nucléaire. L'onde s'élargit en lumière derrière les cris d'enfants. Le phénomène s'étale, souffle sur plusieurs milliers d'ares, avance dans une logique inverse à la rotation de la terre. On ne sait pas si la masse d'humanité s'enfle, ou se déplace. On ne sait pas encore où elle prend ses forces.

Le tourbillon de feuilles est détectable par radar.

Où sont les arbres ?

Félix entend craquer une branche. Le craquement d'abord sourd, se répand en ondes muettes qui s'amplifient lentement, puis explosent au bout du ciel pour revenir sur terre. La nuit reste pâle.

Petits tremblements de racines.

Félix sent la présence devant lui. Enorme et sans scrupule. Il la voit s'arque-bouter dans le choc du vide. Malgré ce qu'on peut en dire, l'ombre[1] n'est pas qu'une transition. Elle déclenche à chaque seconde un petit déséquilibre dans la psyché de la Terre. Une vrille d'étoile filante.

Un vent chaud, à faire fondre les bras vient du mont Corchu. Félix plane au-dessus de la partie sommitale du mont. Il plane à s'en tordre les doigts, grisé par les vapeurs de terre. Basculé par les sulfures grossières il se retourne tête contre vent. Le soleil déchire l'air, jusqu'à la chair qui commence à brûler. Sa peau s'enflamme par lambeaux, s'effaçant dans l'air comme une traînée de comète. Son corps se dénude à chaque brassée. Mais il reste de chair, il reste entité humaine, minuscule dans cet éther de travers.

Au loin gronde l'horizon, si loin maintenant. Il n'est plus qu'un point minuscule qui se cogne aux photons. Félix est si petit, que collisions après collisions il pourrait se transformer en cette anti-fiction capable du meilleur et du pire.

Il passe au-dessus du petit gouffre du bord du centre. Il sent la chaleur lui fondre la jambe à une vitesse désarmante. Ici, sur cet amas de pierres, des souffles acides et humiliants expulsent par jets intermittents, une chaleur noire à couper le souffle. Les arbres s'érigent dans un effort vertical. Les chemins se croisent. Au loin, le front de mer gronde et somme de continuer.

Un équilibre s'ébranle. Félix vole à travers les vents, les yeux rougis. Les ronces lui passent par les oreilles. Un cri de chien ! C'est un chien ? Un cri d'humain.

  • Qui va là ?

Félix s'époumone dans les vapeurs du Mont. Mais les ondes se perdent. Les lois de la physique classique n'agissent plus sur lui. L'homme visite les limites.

Immobile, il n'avance ni ne recule. Ce qu'il voit devient évident. Cette présence infernale. Il ne rêve pas. Il ne pleure pas. Il est libre, dans la tourmente, les yeux encore plus grands qu'avant.

Des tourbillons de pages blanches arrivent au sommet du Mont, là où s'emmêlent les chemins et les débris de phrases. Au bord des forces, la forme mouvante, création de l'Italique, pose sa lutte, plonge - l'impensable tue - pense sa nuée, sans voir plus loin.

Félix l'attend ! Son chant rebondit, s'enfonce dans le ciel rejoint le sol ferme. C'est l'impossible des hommes de rien qui roule dans l'abîme, prend forme à chaque resserrement de voix.

Qui a le droit ? Pourquoi les mots ne peuvent sortir ? Les cris, le silence, tout se mélange. La vie ne peut pas, n'arrive pas... Félix pourrait courir pour tout rattraper, gommer les erreurs ! Mais rien n'est possible. Il s'effondre. Il faudrait sentir le vent, comprendre l'expansion du monde, recoller tes bouts de vie décalés, et le vide. Il faudrait...

Le corps tombe, brutal.

Les pages blanches claquent sur la frontière, prenant repère sur la vitesse du son. Dans leurs surgissements plats glissent des gerbes de haine. Derrière les bourrasques, une pierre tremble. La guerre tempête. Les hommes meurent. La peur couvre les sols de cratères et les bombes n'ont pas d'autre trajectoire que la courbe vers le sol. L'histoire d'une explosion se raconte sous nos yeux.

Félix la voit en face, dans les forges du mont Corchu. Elle grossit à mesure que la mort s'entasse. Réel insurmontable. Ombre ou légende, prête à défier le cours de la réalité. Personne ne sait ce qu'elle est. Elle est masse ou vitesse, une entité qui peuple l'air. Redevable devant la lumière. Elle est, ici-bas, l'étendue des dégâts.

L'ombre, la sphère de l'ombre trône sur la frontière. Furieuse.

Le faîte de l'arbre s'ouvre en fourche. Félix pleure, et sa clarté - il aime, retourne sur ses pas. Une lumière bleue s'écrase. Une frange ouvre ses yeux, un feu, la saveur, son cœur.

Le voilà magnifique maintenant. Nora s'ouvre et pose les bases de son big-bang. Un nuage d'anti-fiction stagne au-dessus de la forêt.

Félix ne voit plus rien.


[1]L'ombre, la nuée, Nora, la forme. Toutes ces dénominations pourraient ne désigner qu'un seul et même phénomène. Pour rester fidèle aux propos des anciens recueillis lors de nos collectes dans les maisons de retraite, nous avons conservé les termes employés par ceux-ci. Cela éclate le récit et lui perd de son homogénéité, mais cela a le mérite de restituer la légende dans sa complexité.

Je suis une nuée, un nuage parti de rien. Du jour où je me suis laissée crocheter par le ruban noir, j'ai perdu ma naïveté. Et ce jour-là, j'avais beau me tromper, je continuais mon chemin tout droit. Je suis alors devenue un nœud aérien. Certains l'appellent la nuée. C'est à dire, un resserrement de ruban jusqu'à créer un tassement de matière. Peut-on appeler ça un nœud de sens ou de non-sens.

Sans stabilité apparente, je me suis mise à errer dans les limbes sans direction prévisible. Ce jour-là j'ai rencontré la fierté. Il est bien dangereux de donner de la fierté à une nuée. Elle peut prendre des apparences à déjouer les plus hardis des raisonnements humains. Alors je me suis mise à voguer au-dessus des mers et des océans. Jusque-là je ne faisais de mal à personne. Une nuée prise dans un nœud de sens en libre circulation dans l'atmosphère terrestre.

Le danger a commencé lorsque les hommes se sont mis à veiller. Ils n'osaient plus dormir, à cause des cauchemars de la guerre. Comme ils ne dormaient plus, les tensions se cristallisaient par-dessus leurs chaumières. A l'endroit où le ciel n'est plus éclairé par les réverbères. Un jour, terrible de pleine lune, la cristallisation a été particulièrement intense. Les idées se sont perdues et je me suis retournée, nuée de douleur, parmi les nuages, plus noire qu'un ciel d'orage. Mon errance avait alors la vraisemblance de l'hiver avec une pointe d'aigreur dans les volutes.

Certains se croyant permis m'ont appelée folie. Je ne suis pourtant qu'un froissement de peur qui s'acharne sur un même morceau de ciel. Je n'ai pas la pâleur des nuages, mais je peux tuer si je le souhaite, je peux détruire la lumière et cacher la terre entière, comme la poussière née d'un volcan en colère.


Saison 1 Episode 12 posté le 16/12/18


Les réfugiés envoient leurs messages en tornade au-dessus du village. Il se passe le pire. L'extrême pire est encore à venir. Tandis que des milliards de déchirures résonnent dans le vent.

Ces hommes nous font vivre une expérience de trou noir en dehors du trou, pour parler des étangs qui baillent.

Le bruit s'y impatiente. Les lianes s'accrochent à la pierre. Le bruit s'y arrête, les murs dressés vers les yeux. Les hommes peuvent y passer les pieds à travers tout et produisent un certain ralenti. Leur lente poussée engendre un glissement inverse de l'impatience du bruit.

C'est l'avenir.

Seul au milieu d'un monde très grand, tellement grand, tellement volant, tellement noir que tous les impossibles éclatent. Les murs s'ouvrent sur ce qui n'a pas de nom. Tout en haut du Mont.

Le monde est le vide minéral et ses tensions multiples à l'intérieur de la matière. Un sombre noir dans le trou qui baille. Un étang de silence.

Parfois le ratage actionne la langue dans une logique impitoyable. Après avoir imposé son accident, le non-sens prend le mot en gage. Il tremble. Le doute est un fusible. Il rend fou ceux qui le maîtrisent.

Un homme, canne blanche à la main marche sur la lande. Le nom de Nora raisonne dans sa tête.

Félix pourrait presque le toucher.

L'homme court de plus en plus vite dans l'orage qui fait face. Il tremble. Partout l'espoir de voir Nora quelque part où elle n'est pas, de l'entendre dans le mélange de ses bras, de l'attendre sans voir le nuage de cendres. Il court, avance, ouvre les brèches, lance sa canne blanche en travers des nuages. Arrivé en haut de la falaise, il s'arrête. Il n'y a plus de chemin : le Mont ou la mer.

Nora est partie. Elle l'a fait. Il savait qu'elle voulait le faire. Combien de fois lui avait-elle dit. Elle regardait le rond de son ventre, caressait sa peau et parlait à l'enfant. Elle ne voulait pas qu'il naisse dans cette maison, trop grande, trop vraie. Cet enfant devait savoir d'où il venait, il devait naître dans la mer.

Sur le sol, entouré de sang, dans la robe de sa mère, un enfant pleure. Petit bout de chair vivant. L'orage lui lave le front. Il tend ses deux mains vers l'homme. Son cœur bat. C'est trouble. Il résiste, et respire dans le vide. Depuis combien de temps est-il là ?

Nora est sûrement loin, happée par la magie, à la croisée des chemins, laissant son enfant sur le sol. L'homme trouble. L'ombre avance. Aveugle, l'homme jette une pierre à la mer, regarde l'arbre dans son cœur brûlé, l'arbre foudroyé, sonde le fond de l'abîme, le feu, l'orage.

Le regard perdu, il sent l'enfant, entend sa présence. Il le prend, le serre dans ses bras, les yeux rivés sur ses mains, sans savoir ce que ce geste peut engouffrer. Il referme la spirale et ne voit pas s'achever la tornade froissée. L'enfant est né.

Dans la partition de chaos, on entend les éclatements de flaques qui déchirent la pente. Partout l'étrange tranche. La mère a laissé sur le sol son enfant tout juste né. Où qu'elle soit, elle est partie, laissant son fils.

Sur le bord de la falaise, l'eau s'écoule, incite au vide, force le grand saut dans l'oubli. Dernière chute dans la gorge du vent. Fluide en choc de pierre : c'est le tintement métallique de l'ombre.

L'enfant pleure. Une tâche éclaire sa mémoire. C'est l'entre-pas de la chair. L'enfant pleure. Du haut de son état, Félix voit l'homme à la canne tenter de le consoler.

L'ombre, prise dans le tremblement, construit sa cage. La lumière s'éteint.

Félix semble dormir, le corps en chien de fusil dans le creux d'un arbre, le sourire aux lèvres.

Au petit matin, il n'y a plus rien, plus de trace de la bataille qui a eu lieu la veille. Les arbres ont repris place verticale, les feuilles se sont rassemblées en masse le long des branches. Seuls des petits cadavres d'animaux lapidés sont restés à terre. Ce serait de jolis petits cadavres, s'ils n'étaient morts. Les couleurs de leurs plumes illuminent encore la plaine.

C'est épuisant de ne plus exister. Se lancer dans le vide comme un sac poubelle. C'est insaisissable la mort, et pourtant, ça court les mythes au milieu de la nuit.

Au petit matin, il n'y a plus rien. De mémoire d'arbre, la tempête est passée au-dessus des têtes. Félix est mort, crâne fendu. Il n'a pas compris la guerre.

Fanny dort seule sur son oreiller, les boules Quies plantées dans les oreilles.


Saison 1 Episode 13 posté le 31/12/18


L'enfant de la falaise a bu. Il est là à côté de Nora, prêt à dormir de son premier sommeil. La lumière s'éteint, le soleil s'éclipse derrière la mer.

Nora, nue comme la roche donne sa robe au bébé. Emmailloté, elle le pose dans une cavité, à l'écart, et se laisse dormir. Elle respire à peine, la masse de ses cheveux recouvre son visage. Son enfant vit.

L'homme ne la voit pas, se penche sur le sol, fronce les yeux, cherche de toute part, tâtant la pierre de sa canne. La pénombre lui brouille la vue. Il passe devant elle. L'air est opaque. Impossible de parler. Il n'entend pas. L'onde se déverse. La falaise se referme sur le cri inaudible dans la bourrasque, dans l'ombre minuscule que Nora déplace.

Elle se réveille. Levant la paupière, elle le voit l'homme et sa canne blanche sonder la roche.

L'homme se baisse, prend l'enfant, l'enserre de ses bras. Il referme sa spirale et ne voit pas s'écheveler la tornade déchirée par la guerre. Il reprend son chemin les yeux rivés sur ses mains.

Nora reste encastrée dans sa pierre, incapable de se lever. Prostrée, elle ne peut pas, n'arrive pas. Elle pourrait courir pour le rattraper mais rien n'est possible. Nora tombe. Des milliards de ruptures résonnent et ouvrent sa plongée dans l'ombre. Elle explose en minuscule. Les cris, le silence, tout se mélange.

Les hommes du large prennent corps. La lumière du matin agrippe la gorge du texte et traverse la page dans une ultime transition de phase. La noyade traverse la plaine.

Déglutir l'air. La vapeur d'eau déferle le long des surfaces intérieures, comme solide. L'onde de choc se prend au soubresaut. A l'instant, à l'écriture d'un instant de bascule. Nora est la mémoire. L'autre dimension humaine.

Ils sont nombreux à se noyer. Et pourtant les rumeurs disent qu'un corps nu a été retrouvé au bout de la falaise. D'autres ajoutent qu'une cavité de pierre était remplie de pleurs. Il paraît que l'eau ne disparaît jamais, elle ne peut s'évaporer même quand le soleil frappe.

La mer gronde le mentir vrai. Elle n'a peur ni des mirages, ni de l'ombre des rivières, ni du vent, ni de la folie. Elle reste dans les pattes du printemps. Méfie-toi! Elle parle ! Entends son cri avant qu'elle ne se retourne d'un coup d'aile.

La vie galope encore, dans les battements de l'air et de l'eau des morts.





Annexe 1 : reste d'atelier d'écriture en preuve de redite

1) Prends 20 mots au hasard, les 20 premiers qui te viennent quand tu ne cherches pas.

Eau, glissement, horizon, chatouille, ongle, pied, région, langue, souvenirs, passage, rugissement, décollage, furie, colère, jambe, soleil, poil, rouge, rire, orage.

2 ) Construis des phrases avec, des liens qui glissent et emphrasent l'ensemble. Car Félix ne peut s'enterrer vivant. Il a besoin d'y croire. Sinon, tout peut s'effondrer. Le monde, le récit, les gens qui lisent, et la mer droit devant, qui nous parle.

Au fond de l'eau un glissement encrasse l'horizon, se déplace sur toute la surface de la mer et vient chatouiller nos ongles de pied en une région que la langue a du mal à décrire. Seul souvenir possible qui puisse permettre le passage du silence au rugissement. Seule cargaison d'irréel dans le décollage du corps, dans la furie, dans la colère. Seule la force d'une jambe qui s'élance plus fort que le soleil, peut relever le poil et les haines. Le réveil rouge tirera des rires de l'orage. Icare peut encore exploser le récit.

3) Reprends tous les mots à l'envers. Ca ne suffit pas de faire l'oracle. Le lecteur a mieux à faire que d'anticiper sur un récit qui commence tout juste à se surestimer. Reprends tous les mots à l'envers et dis-nous vraiment ce qu'il se passe.

L'orage n'a pas encore explosé. Les nuages se préparent dans un rire rouge, et accrochent les poils du soleil de la lune. Félix prend ses jambes à son cou. Il sent que la colère lui fera faire n'importe quoi. La furie l'a déjà envoyé dans des endroits moches, des craquages de membres, des bagarres nauséabondes. Les villageois se méfient de lui et de ses colères. Et pourtant, la voilà qui monte, prépare un décollage de cris qui ressemblent plus à des mugissements de taureau, des passages de rage. Il en tient des souvenirs que les langues de la région ont transformés en récit. La folie dit-on. Alors Félix marche, court dans les rues du village. Il avance sans savoir où il va, quitte l'asphalte, prend un chemin de terre. Ses pieds buttent sur des pierres énormes. Il se casse les ongles, tombe et reprend sa course. Le vent furieux lui chatouille les poumons. Il monte, monte le chemin de La Féroce, jusqu'au sommet de la falaise, jusqu'à voir l'horizon et le glissement de l'eau qui s'y jette.

4) Ici tout est possible. Tous les textes sont capables de scruter l'horizon. Même ton pire ennemi a son mot à dire. Et s'il le fait, garde-le pour fil conducteur de tes colères, ce sera mieux que de ne pas lui laisser de place. Tout s'écrit à plusieurs quand on cherche. On pourrait même tout recommencer.

ANNEXE 2 : Récoltage de témoignages qui ont permis d'écrire ce récit, reconstituant le plus fidèlement la légende à ses origines.

« Je me souviens que ce Félix allait peut-être nous sauver la vie, nous habitants du village. Mais pourquoi je m'en souviens vingt ans plus tard ? Pourquoi ce point précis de l'histoire du pays. Pourquoi j'ai envie de vous raconter ça ?

Je me souviens de ce qu'ils disaient là-bas... Sur tous les canaux ils disaient la même chose. Ils disaient qu'il fallait passer la frontière, et que de l'autre côté, on ne sait pas. Il paraît qu'après la vie, le beau temps. C'est traverser qui repose. Passer là où il n'y a plus d'heure ni de réveil.

A la télé on ne voit que des fantômes, des révoltes de fantômes. Il suffit de traverser la crête des arbres.

Il paraît que c'est la fièvre qui fait divaguer. Ici, c'est là-bas, la guerre, et tout le monde se tait.

Félix n'est sûrement pas le fils de la mère Polache. Cette femme l'a élevé, elle l'a nourri, elle a fait ce qu'elle a pu pour qu'il ait tout ce dont un enfant a besoin pour vivre. Mais rien ne prouve qu'elle soit vraiment. Alors que la mère Polache est morte, Félix doit bien se retrouver quelque part.

Je me souviens que quand il est rentré au village, Félix n'y voyait plus. C'est ce jour-là qu'il a perdu la vue. On s'est cotisé pour lui payer une canne blanche.

Je me souviens ne pas avoir compris ce qui se passait le jour de la tempête. Il faisait noir. Tous les volets refermés. Le noir de l'hiver, quand habituellement on cherche à se réchauffer sans regarder ce qui se trame dans le ciel. Je me souviens qu'il ne fallait pas parler de ce qui se passait de l'autre côté du Mont Corchu. Je me souviens avoir pleuré en entendant les cris des enfants. Je ne comprenais pas leur langue, ils criaient des hurlements.

Pourtant, ce jour-là, il fallait qu'un homme se lève. Il en fallait un. Et personne n'osait le faire. Ce jour-là, comme beaucoup, j'ai pris peur et me suis rassurée sous ma couette, enfilant mes boules Quies. Je savais comme tous, que demain ne sera jamais le même. Une histoire d'aurore boréale en plein ciel tempéré. Je me souviens qu'il fallait se taire.

Je me souviens ne pas avoir compris ce qui se passait le jour de la tempête. Il faisait noir. Tous les volets refermés. Le noir de l'hiver, quand habituellement on cherche à se réchauffer sans regarder ce qui se trame dans le ciel. Je me souviens qu'il ne fallait pas parler de ce qui se passait de l'autre côté du Mont Corchu. Je me souviens avoir pleuré en entendant les cris des enfants. Je ne comprenais pas leur langue, ils criaient des hurlements.

Pourtant, ce jour-là, il fallait qu'un homme se lève. Il en fallait un. Et personne n'osait le faire. Ce jour-là, j'ai pris mon courage à deux mains. La nuit était terriblement noire, je n'y voyais rien. Alors j'ai décidé d'affronter le temps. Je savais comme tous, que demain ne sera jamais le même. Une histoire d'aurore boréale en plein ciel tempéré. Je me souviens que j'ai bravé le ciel, et j'ai décidé de suivre le chemin, en direction des hurlements.

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